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Le soleil venait de se coucher, ce même vendredi soir, et Mike somnolait dans le fauteuil de la chambre de Memo, quand sa sœur Peg vint lui dire que le père Cavanaugh l’attendait sous la véranda.
Après avoir quitté la décharge, les garçons avaient mis une bonne heure à rentrer chez eux. Ils s’étaient arrêtés chez Harlen pour s’asperger mutuellement au tuyau d’arrosage, dans l’espoir de débarrasser leurs vêtements de cette horrible odeur de caoutchouc brûlé et de chair carbonisée.
L’explosion du camion avait presque entièrement grillé les sourcils de Mike. Il s’était contenté de hausser les épaules en disant qu’il n’y pouvait rien, mais Harlen les lui avait redessinés avec le crayon à sourcils de sa mère. Kevin avait essayé de plaisanter sur les talents de maquilleuse d’Harlen, mais personne n’avait le cœur à rire.
Une fois passée l’euphorie de la victoire, ils s’étaient rétrospectivement sentis très secoués par ce qui s’était passé. Tous, même Lawrence, avaient été pris d’une crise de tremblements, et Kevin s’était deux fois éloigné dans les broussailles pour aller vomir. Le défilé de voitures et de camions fonçant en direction de la décharge n’avait pas calmé leur tension nerveuse, au contraire. De plus, certaines images les obsédaient, comme la lutte de l’homme et du chien au sein de ce bûcher qu’était devenu le camion, ils entendaient encore leurs hurlements d’agonie, indiscernables les uns des autres, et ils avaient l’impression d’être imprégnés par l’odeur de chair brûlée...
— N’attendons pas, dit Harlen, les lèvres blanches, allons tout de suite cramer cette foutue école !
— Impossible, rétorqua Kevin, dont les taches de rousseur ressortaient encore davantage sur son visage livide, le camion-citerne reste à la laiterie jusqu’à six heures le vendredi, c’est le jour de l’inventaire.
— Ce soir, alors, insista Harlen.
Mike se regardait dans le miroir au-dessus de l’évier et s’entraînait à froncer ses sourcils peints.
— Vous voulez vraiment faire ça à la nuit tombée ? demanda-t-il.
Cette perspective les réduisit au silence.
— Alors, demain, reprit Harlen. Au grand jour...
Kevin avait démonté le calibre 45 de son père, et il était en train de le nettoyer. Il leva les yeux.
— Papa ne rentrera pas avant quatre heures. Et après, je dois laver le camion et faire le plein.
Harlen tapa du poing sur la table.
— Eh bien on se passera de ton camion ! Servons-nous de nos cocktails machinchouettes.
— Des cocktails Molotov, précisa Mike, toujours devant l’évier. Vous savez quelle épaisseur ont les murs d’Old Central ?
— Au moins trente centimètres, suggéra Dale, assis mollement à la table, trop épuisé pour boire son verre de limonade.
— Plutôt soixante, rectifia Mike. Cette satanée baraque est une véritable forteresse, avec plus de pierres et de briques que de bois. Et puis, vu que les fenêtres sont condamnées, on devra pénétrer à l’intérieur pour jeter les cocktails Molotov. Vous avez envie de faire ça ? Même en plein jour, vous avez vraiment envie d’entrer là-dedans ?
Personne ne souffla mot.
— Tenons-nous-en à dimanche matin, conclut Mike en s’asseyant sur la paillasse. Juste après l’aube, mais avant que les gens partent à l’église. Avec la citerne et des tuyaux, comme prévu.
— Le problème, c’est que d’ici à dimanche matin, il y a encore deux nuits, murmura Lawrence, exprimant tout haut ce que les autres pensaient.
Le jour gris laissait place à un pâle crépuscule lorsque Mike s’assoupit dans la chambre de Memo. Son père travaillait de nuit pour la dernière fois, et sa mère était au lit avec une de ses migraines. Kathleen et Bonnie, après leur bain dans le baquet de cuivre de la cuisine, étaient en haut et s’apprêtaient à aller se coucher. Mary était sortie et Peggy lisait un magazine dans la salle de séjour.
Soudain, un coup frappé à la porte fit s’agiter Mike dans son sommeil.
Un instant plus tard, Peg arriva dans la chambre de Memo et annonça :
— Mike... le père Cavanaugh est ici... il veut te parler, il dit que c’est important.
Mike se réveilla en sursaut et s’accrocha aux accoudoirs du fauteuil pour ne pas tomber. Memo avait les yeux clos et Mike pouvait juste distinguer un faible battement à la base de son cou.
— Le père Cavanaugh ?
Pendant une fraction de seconde, il fut si désorienté qu’il pensa que tout ceci n’était qu’un cauchemar.
— Le père Cavanaugh ?
Il se réveilla tout à fait.
— Il... il t’a parlé ?
— Je viens de te le dire ! Réveille-toi, marmotte !
Pris de panique, Mike regarda autour de lui. Le fusil à écureuils se trouvait dans le sac de marin à ses pieds, avec le pistolet à eau, deux cocktails Molotov et des morceaux d’hostie soigneusement enveloppés dans un torchon propre. Un flacon d’eau bénite était posé sur le rebord de la fenêtre, à côté d’un des petits coffrets à bijoux de Memo contenant un autre fragment d’hostie.
— Tu l’as pas fait entrer ?
— Il a dit qu’il préférait attendre dehors. Qu’est-ce que t’as ? Ça ne va pas ?
— Le père Cavanaugh vient d’être malade...
Mike jeta un coup d’œil dehors, il faisait nuit noire.
— Et alors, t’as peur de la contagion ? demanda Peggy avec mépris.
— Comment est-il ?
Mike s’approcha de la porte de la chambre. De là, il voyait la salle de séjour, où une lampe était allumée, mais pas la porte-moustiquaire de devant. Personne, à part les représentants de commerce, n’entraient jamais par là.
— Plutôt pâle, on dirait, répondit-elle en se rongeant les ongles. Mais l’ampoule de la véranda est grillée. Ecoute, tu veux que j’aille lui dire que tu as la migraine ?
— Surtout pas ! s’écria-t-il en la tirant brutalement dans la pièce. Reste là, et veille sur Memo. Ne sors pas, quoi qu’il arrive, tu entends ?
— Voyons, Michael..., protesta la jeune fille en élevant la voix.
— Je suis sérieux ! l’interrompit-il d’un ton capable de réduire au silence même une sœur aînée.
Il la poussa dans le fauteuil.
— Ne sors pas avant que je revienne, compris ?
Peg se frottait le bras.
— Bon, répondit-elle d’une voix tremblante, mais...
Mike s’empara du pistolet à eau, l’enfonça dans sa ceinture, sous sa chemise, posa le morceau d’hostie enveloppé d’un torchon sur le lit de sa grand-mère et sortit.
— Salut, Michael !
Le père Cavanaugh était assis sur un des fauteuils d’osier de la véranda.
— Assieds-toi, ajouta-t-il en montrant la balancelle.
Mike laissa la porte se refermer derrière lui, mais il n’approcha pas de la balancelle. Il ne voulait pas s’éloigner de l’entrée de la maison.
Ce n’est pas le père Cavanaugh.
Cet homme lui ressemblait pourtant, et il portait la même veste noire à col blanc. La véranda n’était éclairée que par la lumière filtrant à travers les rideaux, mais si le visage du prêtre était pâle, blême même, on n’y voyait plus aucune trace de cicatrices. Il était suspendu à l’extérieur de la fenêtre de Michelle, mais comment ?
— Je vous croyais malade, dit Mike d’une voix tendue.
— Je ne le suis plus, Michael, répondit-il avec un petit sourire. Je ne me suis jamais aussi bien porté.
En l’entendant parler, Mike sentit ses cheveux se hérisser sur sa nuque : c’était bien la voix du prêtre, mais quelque chose n’allait pas, comme si on avait enfoncé un enregistrement de sa voix dans le ventre de l’apparition pour le diffuser ensuite à l’aide d’un haut-parleur implanté dans sa gorge.
— Allez-vous-en ! murmura Mike.
La copie du père Cavanaugh hocha la tête.
— Non, pas avant que nous ayons parlé, Michael... que nous nous soyons mis d’accord.
Mike serra les lèvres sans répondre. Le père Cavanaugh soupira, s’installa dans la balancelle et tapota le fauteuil maintenant vide.
— Allons, viens t’asseoir, mon garçon, il faut que nous parlions...
— De quoi ?
Mike se déplaça de façon à garder le dos contre la façade de la maison, à côté de la fenêtre éclairée. Le champ de maïs de l’autre côté de la rue formait comme un mur noir. Quelques lucioles scintillaient dans le jardin.
Le père Cavanaugh (Mais ce n’est pas lui !) fit un geste de ses mains pâles. Mike n’avait jamais remarqué combien elles étaient longues.
— Très bien, Mike. Je suis venu offrir, à toi et tes amis... comment pourrions-nous appeler ça ? Une trêve.
— Quelle sorte de trêve ?
Il faisait si noir maintenant que le vêtement du prêtre se confondait avec la nuit, on ne voyait plus que ses mains, son visage et le cercle blanc de son col.
— Une trêve qui vous permettra de rester en vie... Peut-être.
Mike fit un bruit destiné à passer pour un rire.
— Pourquoi accepterions-nous une trêve ? Vous avez vu ce qui est arrivé à votre copain Van Syke ?
Le visage au-dessus de la balancelle ouvrit la bouche et un rire en sortit... si toutefois on pouvait appeler ainsi ce bruit de pierres entrechoquées dans sa gorge.
— Mon pauvre Michael, dit-il doucement, ce que vous avez fait aujourd’hui n’a aucune importance. Notre copain, comme tu l’appelles, devait être... euh... mis à la retraite ce soir, de toute façon.
Mike serra les poings.
— Comme vous avez mis à la retraite le père de C. J. Congden ?
— Tout à fait... Il ne nous était plus utile... Il a... euh... un autre rôle à jouer.
Mike se pencha en avant.
— Qui êtes-vous vraiment ?
Encore un raclement de pierres.
— Mon pauvre Michael... Toutes les explications du monde ne te permettraient même pas d’entrevoir la complexité de la situation dans laquelle tu te trouves impliqué. Essayer de t’expliquer serait comme enseigner le catéchisme à un chien ou un chat.
— Essayez toujours...
— Non, dit sèchement le visage blanc.
La voix morte n’essayait plus de faire la conversation maintenant.
— Sache seulement, continua-t-il, que si toi et tes amis acceptez notre offre d’une trêve, vous avez une chance de voir l’automne.
— C’est qui, ce « nous » que vous représentez, un tas de cadavres et une cloche ?
— Allons, Michael...
Le visage blanc s’approcha de lui. Michael jeta un coup d’œil à gauche : une forme de la taille du soldat sortait du champ de maïs de l’autre côté de la rue et commençait à glisser en direction de la pelouse près de la chambre de Memo.
— Rappelez-le ! ordonna-t-il en sortant son pistolet à eau.
Le père Cavanaugh sourit. Il claqua des doigts, et le soldat, de cette même démarche glissante, alla se poster à dix mètres, sous le tilleul. Le sourire du père s’élargit, devint si large que sa figure avait l’air prête à se fendre en deux. Dans sa bouche, Mike aperçut plusieurs rangées de dents qui descendaient jusqu’au fond de sa gorge. Une voix sortit de son ventre, sans que le visiteur se donne même la peine de feindre de remuer les lèvres.
— Tu te rends maintenant, sale connard de petit minable, ou bien ton cœur va bientôt fuser de ta poitrine... On t’arrachera les couilles avec les dents, et on les fera manger à nos serviteurs... Et puis on t’extirpera les yeux de leurs orbites, comme on l’a fait à ton immonde copain !
— Duane..., murmura Mike.
Son cœur manqua un battement, et repartit. Il sentait son abdomen et son cou raidis par la tension.
Le soldat se remit à glisser parmi les ombres de la pelouse en direction de la fenêtre de Memo.
— Eh oui..., siffla le père Cavanaugh en faisant un pas vers Mike.
Il agita les doigts et son visage commença à fondre, semblait-il. La chair ondulait sous la peau ; les cartilages se déplaçaient ; le long nez et le menton se joignaient pour former le groin qu’avait le soldat du cimetière. Quand ils ont tué le père Cavanaugh !
Mike ne voyait pas encore les vers, mais le visage ressemblait maintenant plus à un entonnoir qu’à une figure humaine. L’immonde créature fit un autre pas, leva les mains.
— Allez vous faire foutre ! cria Mike en appuyant sur la gâchette du pistolet à eau.
L’apparition parut un instant surprise, recula, rit. Mike tira une autre giclée. Ça ne marche pas !
Une fois, une maîtresse, Mme Shrives, au cours d’une expérience consistant à faire tomber quelques gouttes d’acide chlorhydrique sur une orange, avait accidentellement renversé sa bouteille d’acide, inondant l’orange et le tapis sur lequel était posé le matériel.
Les mêmes sifflements, les mêmes grésillements émanaient maintenant du visage et des vêtements du père Cavanaugh. La chair blanche du groin se ratatina, comme si la peau était brûlée par l’eau bénite. La paupière gauche se recroquevilla complètement, et l’œil grésilla en regardant Mike. De grands trous apparurent dans la veste noire, laissant échapper de l’intérieur une puanteur de cadavre. Le père hurla exactement comme le chien de Cordie quelques heures auparavant, abaissa son visage déformé et se précipita sur le garçon.
Mike l’esquiva et l’aspergea d’une autre giclée d’eau bénite. De la fumée s’éleva du dos qui crépitait et brûlait. Ses sœurs Peggy, Bonnie et Kathleen criaient à l’intérieur de la maison, et la voix de sa mère, toujours au fond de son lit lui parvenait beaucoup plus faiblement.
— Restez dans les chambres ! hurla-t-il en sautant sur la pelouse.
Le soldat avait arraché la moustiquaire du cadre et se penchait par la fenêtre, ses doigts griffant le bois.
Mike s’approcha en courant et lui vida le reste de l’eau bénite sur la nuque.
La créature ne cria pas. Mais une odeur pire encore que celle du camion d’équarrissage s’en dégagea. Le soldat se jeta sur le sol meuble de la plate-bande sous la fenêtre et s’enfonça à quatre pattes dans les buissons en direction de l’obscurité.
Mike se retourna juste au moment où l’ignoble copie du père Cavanaugh sautait du haut des marches pour l’attaquer. Il passa sous ses longs bras, lâcha le pistolet à eau vide et saisit, sur le rebord de la fenêtre, le coffret à bijoux de Memo.
A travers le rideau, il vit Peg, debout dans la chambre, la main sur la bouche.
— Mike, qu’est-ce...
Les longs doigts crochus du pseudo-prêtre s’abattirent sur son épaule et le tirèrent en arrière, loin de la lumière. Puis il serra l’enfant contre lui. Mike sentit alors la puanteur de son visage et devina ce qui grouillait sous cette peau fendue et dans cette trompe immonde. Le père Cavanaugh se pencha en avant, son long groin cartilagineux palpitant au-dessus de Mike.
Mais le garçon ne s’attarda pas sur ce spectacle. Il ouvrit le coffret, sortit le morceau d’hostie consacrée et l’appliqua sur l’obscène ouverture, d’où les vers risquaient de jaillir d’un moment à l’autre.
Mike avait une fois tiré avec un calibre 12 sur une pastèque posée au sommet d’un pilier à moins de trois mètres. Ce qu’il vit à cet instant fut bien pire : le groin et le reste de la figure du prêtre semblèrent exploser en mille morceaux de chair d’un blanc malade qui allèrent s’écraser contre la façade de la maison et les feuilles du tilleul. Cette fois, il entendit un petit cri, sorti sans aucun doute du ventre de l’apparition. Mike laissa tomber l’hostie, tandis que son agresseur reculait en chancelant, les doigts collés sur ce qui restait de son visage.
Le garçon fit un bond en arrière en voyant des vers de dix centimètres se tortiller dans l’herbe. Par terre, l’hostie semblait luire d’un éclat bleu-vert. Des bouts de chair du père Cavanaugh se ratatinaient en grésillant, comme des escargots sortis de leur coquille et aspergés de sel.
Peggy hurlait dans la chambre. Mike retourna en chancelant sous la véranda. Sa mère, de grands cernes sous les yeux et un gant de toilette mouillé sur le front, apparut à la porte et tous deux regardèrent la silhouette du père courir d’un pas incertain vers Fifth Avenue, les mains toujours sur le visage.
— Mike, que..., commença-t-elle d’une voix douloureuse.
A cet instant, des phares éclairèrent la forme titubante sortant de l’ombre du tilleul.
Malgré le panneau qui, trente mètres plus haut, limitait la vitesse à cinquante kilomètres heure, les automobiles ralentissaient rarement en entrant en ville par Fifth Avenue. Ce pick-up roulait à environ cent kilomètres à l’heure.
Plié en deux par la douleur, le père Cavanaugh se jeta droit sur lui. En entendant le crissement des freins, il retira les mains de son visage à la dernière seconde. La calandre du véhicule le heurta de plein fouet. Son corps disparut sous le camion, qui le traîna sur une cinquantaine de mètres.
A l’intérieur de la maison, Peg hurla encore, et la mère de Mike passa un bras autour des épaules de son fils, comme pour le protéger du spectacle.
Lorsqu’ils sortirent voir de plus près ce qui s’était passé, les Somerset, les Miller et les Meyers étaient déjà dehors. La sirène, que Barney n’utilisait quasiment jamais, hurlait à un ou deux pâtés de maisons, et le conducteur du pick-up, à genoux sur le trottoir, les mains sur les joues, regardait sous le véhicule ce qui restait du prêtre et répétait d’une voix brisée :
— Je ne l’ai pas vu... Il s’est précipité sous ma voiture...
Bien qu’il fût encore en état de choc, Mike finit par le reconnaître : c’était M. McBride.
Le garçon se détourna et s’éloigna de la foule bavarde. En marchant vers sa maison, il se mordit profondément le pouce. Il avait peur, s’il se laissait aller, d’éclater de rire ou de fondre en larmes, et il n’était pas certain ensuite de pouvoir s’arrêter.